Un camp d’immersion scientifique et technologique destiné aux 9-13 ans a été organisé du 31 juillet au 7 août à Kerkennah, un «laboratoire à ciel ouvert». Focalisé sur la préservation de la biodiversité d’un archipel, qui connaît des menaces tant sur son équilibre écologique que socioéconomique, le camp a pour finalité la création d’une aire marine et côtière protégée. L’événement a été pensé, organisé et géré par le Centre d’activités régionales pour les aires spécialement protégées (SPA/RAC), la Youth for Science Foundation, l’Agence de protection et d’aménagement du littoral (Apal), le projet Imap-MPA et soutenu financièrement par l’Union européenne. Notre reportage.
«Un briquet dans l’eau ! Il faut le repêcher sinon les poissons vont l’avaler et mourir !», crient Manal, 10 ans, Mourad, 9 ans, et Elyes 11 ans. Les trois sont dans tous leurs états risquant de rater, en ce matin du samedi 6 août, dernier jour du camp d’immersion scientifique et technologique destiné aux 9-13 ans, un de ses épisodes les plus importants. Celui du lâcher de la tortue de l’espèce Caouanne (Carettacaretta) en pleine mer. Nada Abdelkader, une des jeunes doctorantes ayant animé l’atelier sur les méfaits du plastique et l’infinie longueur du temps de décomposition de plusieurs objets du quotidien, sourit. Les enfants ont bien assimilé les enseignements de cette semaine tirés d’une série de jeux sur cette thématique ainsi que de la visite la veille à une unité de recyclage des bouteilles d’eau installée sur les îles Kerkennah.
Rym Zakhama Sraieb (voir interview), directrice du camp scientifique, paraît, elle aussi, satisfaite de cette réaction spontanée. Grâce à une démarche, qui implique les petits écoliers dans la construction de l’information et qui suscite leurs cinq sens, ils ont à la fois retenu la menace que constitue le fléau du plastique sur la biodiversité marine et la responsabilité des individus dans la protection des espèces.
Mission donc accomplie pour la cheville ouvrière de ce programme ! Ce soir Rym Zakhama Sraieb peut dormir tranquille : l’avenir de ces militants bleus est bien tracé…
Et Beya retrouva son royaume bleu !
Un des animateurs du camp scientifique organisé par le Centre d’activités régionales pour les aires spécialement protégées (SPA/RAC), la Youth for Science Foundation, l’Agence de protection et d’aménagement du littoral (APAL), et ce dans le cadre de la mise en oeuvre du projet IMAP_MPA soutenu financièrement par l’Union européenne*, plonge dans une mer peu profonde très particulière à Kerkennah pour récupérer le briquet de toutes les appréhensions.
Les enfants peuvent alors respirer et se concentrer sur l’un des moments les plus émouvants de la journée : le retour dans son milieu naturel, son large royaume, de la tortue Beya au prénom de reine.
Piégée récemment dans une nasse de charfiya (pêcherie fixe), Beya, 15 ans, 62 cm de long et 59 de large, est passée par le Centre des premiers soins de tortues marines de Sfax avant d’être exposée pendant quelques minutes sur l’un des trois bateaux de ce camp aujourd’hui flottant pour une démonstration présentée par Hamad Mallat, chercheur en biologie marine.
Hamad Mallat, vêtu d’un short noir sur lequel sont imprimées mille et une tortues Caouanne en pleine danse, explique toutes les données sur les mensurations de Beya et son âge que peut offrir la carapace couleur brun rougeâtre de l’animal : «C’est sa carte d’identité nationale».
Il enchaîne sur les bonnes pratiques pour secourir les tortues, leur importance pour lutter contre l’invasion des méduses, leur nidification et enfin espèce menacée de disparition, la stratégie de leur protection par l’Union internationale pour la conservation de la nature, à laquelle a adhéré la Tunisie.
Vie et mœurs des tortues caouanne
Les enfants n’arrêtent pas de poser des questions à l’animateur. Ils veulent tout savoir sur Beya, son cycle de vie, ses sites de nidification en Tunisie, son alimentation, son système d’orientation en pleine mer…
«Beya est fatiguée et risque de subir une déshydratation. Il faudrait tout de suite la remettre dans l’eau. Nous continuerons la discussion l’après-midi sur la plage où je vous montrerai comment les caouanne pondent sur les plages de leur naissance et de quelle manière les bébés tortues éclosent dans le sable et se dirigent ensuite dans la mer», insiste l’instructeur.
Après que Hamad Mallat a fixé deux bagues métalliques sur les nageoires de Beya, qui permettent son identification en cas d’un échouage ou d’une capture accidentelle, quatre hommes la soulèvent en saisissant les bords de sa carapace et la plongent délicatement dans la mer. Heureuse, libre et ressuscitée, Beya frétille de toutes ses palmes et son énergie en retrouvant son vaste jardin. Sa grande Bleue. Enthousiasme général : les enfants applaudissent de toute leur force!
Pas de pêche prodigieuse cette fois-ci
Auparavant, vers 9h du matin, les 50 jeunes écoliers du camp et leurs trente animateurs, tous doctorants ou jeunes universitaires volontaires, installés à bord de trois bateaux de pêcheurs étaient partis du Port d’El Ataya, au nord de Kerkennah. Les raïs de bateaux, suivant une carte géographique mentale apprise de père en fils, s’enfoncent dans la mer en suivant les chemins des oueds, beaucoup plus profonds que les eaux très basses (un demi-mètre) de l’archipel. But de la première partie de la sortie en mer : suivre toutes les étapes de la pêche à la damassa, ou pêche à la «sautade». Une technique artisanale exclusivement connue et partagée par les populations d’El Ataya. Très singulière et à la gestuelle précise de chorégraphie, elle exige la réunion de quatre bateaux et plusieurs pêcheurs. Un filet en roseaux horizontal doublé d’un filet vertical est déployé sur une immense surface, il va entourer un banc de muges (ommila). Plusieurs hommes sont dans la mer, ils frappent l’eau à l’aide d’une gaule en bois. Devant le barrage élaboré par le filet vertical, effrayés par tout ce ramdam, les poissons sautent et se jettent dans les mailles du filet horizontal.
Ce jour-là la pêche n’aura pas été fructueuse, seuls deux ou trois poissons sont pris. Mais le spectacle aura été total et les enfants sont ravis.
Jamal Chelli, 66 ans, le raïs de notre bateau, a cinquante années de mer à son actif. Le marin au visage buriné par le soleil et le vent ne peut toutefois cacher son amertume : «Voyez-vous, cette embarcation reste en équilibre tant qu’une quinzaine de personnes sont à bord. Si on y entassait l’ensemble de ce groupe, elle coulerait. Voilà exactement ce qui arrive à la mer de Kerkennah. Résultat de sa surexploitation et de l’abandon des techniques traditionnelles en faveur du kiss, ainsi que des nasses et des charfiya en plastique au lieu des palmes ancestrales, les stocks maritimes s’épuisent et le poulpe, notre richesse locale, se raréfie. Où va-t-on comme ça ?».
Kerkennah, «le cœur battant de la Méditerranée»
Les questionnements, inquiétudes et craintes de Jamal Chelli sont en fait à l’origine des motivations ayant poussé les organisateurs du Camp d’immersion scientifique et technologique à programmer un tel événement du 31 juillet au 7 août dans cet archipel jeté au large du golfe de Gabès, long de 40 km et constellé d’une douzaine d’ilots inhabités. Ce programme a pour finalité la sensibilisation des enfants, ceux de l’île en particulier, à l’urgence de préserver la biodiversité marine et côtière de cet espace insulaire, sauvage et fascinant que le photographe amoureux de Kerkennah au point d’y vivre toute l’année, Pierre Gassin (il anime l’atelier photo), décrit comme «le cœur battant de la Méditerranée». L’objectif ultime du projet s’inscrit dans un processus entamé depuis 2017 par le Spa/Rac en collaboration avec l’Agence de protection et d’aménagement du littoral, qui consiste à faciliter la création d’une aire marine protégée dans la partie nord de Kerkennah-El Ataya, Ennajet et Kraten-tout en impliquant davantage la population locale dans cette opération (voir interview d’Atef Limam).
Parce que les responsables du camp parient sur l’engagement des enfants de Kerkennah et d’ailleurs pour la bataille de l’environnement, étant donné qu’ils hériteront de la planète terre et mer, sept modules ont été programmés. Ils touchent de près ou de loin à la biodiversité marine et côtière et à ses potentialités socioéconomiques et culturelles. Ces modules vont de la robotique à la réalité augmentée et la réalité virtuelle, la biodiversité marine, les techniques de pêche traditionnelle à Kerkennah, la construction d’une charfiya, l’art et la photographie. Plusieurs sorties ont permis aux enfants de découvrir les sentiers confidentiels de l’île, ses détours et paysages les plus envoûtants, parfois à vélo, parfois à pied et parfois sur le dos d’une charrette. Et aussi d’aller sur le terrain des charfiya et des ambiances marines : «Pour être toujours dans le feu de l’action en touchant, en manipulant et en expérimentant», revendique l’excellente pédagogue qu’est Rym Zakhama Sraieb.
La concentration des enfants est totale
Introduire la robotique et la réalité virtuelle et augmentée permet de prendre en compte dans cette formation la culture digitale, celle des enfants des temps actuels.
«Créativité et plaisir y sont mêlés», souligne Haytham Dabboussi, ingénieur et formateur en robotique. Haytham Dabboussi encadre les enfants avec deux autres jeunes de moins de 20 ans, qui ont été initiés à cette nouvelle technologie au cours de précédents camps scientifiques et ayant approfondi leur savoir-faire à coup de stages, de recherches et de passion.
La concentration des 9-13 ans est totale au moment où ils commencent la construction de robots, leur assemblage et leur programmation, ensemble, par petits groupes. L’attention des petits est également à son comble lorsqu’ils découvrent les fonds marins d’une manière ludique en réalité augmentée.
«Ils ne veulent même pas s’arrêter une demi-heure, le temps du goûter !», fait remarquer Moutaa Madani, expert en branding et animateur de l’atelier.
«C’est la rencontre entre l’écologie et la technologie, qui fait la réussite de ce camp», explique Alaya Bettaieb, président de Youth for Science Fondation.
Plus que tout, c’est la belle dynamique de groupe entre tous les intervenants de cette formation basée sur des outils pédagogiques les plus modernes et sur le respect de l’intelligence des enfants et de leur personnalité, qui donne tant de bonheur aussi bien aux petits qu’à leurs animateurs. La magie de Kerkennah, «ce laboratoire à ciel ouvert», selon la formule d’Ahmed Ben Hamida, ingénieur halieutique au bureau régional de l’Apal à Monastir, fait le reste.
Mourad, Elyes et Manal eux comptent revenir l’année prochaine. Ils ont encore tant de choses à apprendre et tant de questions à poser…
*Deux autres partenaires ont été associés au camp scientifique de Kerkennah : l’Association tunisienne de taxonomie (Atutax) et la faculté des Sciences de Tunis.